Point de vue par Adennour Bidart

Abdennour Bidar

Philosophe spécialiste de l’islam

Le spécialiste de l’islam condamne sans réserve, dans une tribune au « Monde », les massacres perpétrés par le groupe terroriste. Il se dit très alarmé de constater que du côté musulman se fasse attendre à ce point une réaction à la hauteur de la gravité des faits. 

Pas de « oui mais ». Oui, en tant qu’intellectuel musulman, je condamne sans réserve, sans ambiguïté et sans aucune hésitation les massacres et prises d’otages perpétrés par le Hamas, et je les dénonce comme une pure barbarie et sauvagerie absolument injustifiables.

A cette condamnation, j’ajoute immédiatement l’expression de ma compassion envers tous les Israéliens, toutes les victimes de toutes nationalités, qui sont mes sœurs et frères en humanité, en pensant particulièrement aux enfants, aux femmes, aux personnes âgées, à tous les innocents qui ont été fauchés par cette violence et qui, pour les survivants, continuent de la subir dans des conditions qu’il est difficilement supportable d’imaginer.

Je suis également très alarmé de constater que, du côté musulman, se fasse attendre à ce point une prise de parole à la hauteur de la gravité des faits. Je ne voudrais pas que dure trop longtemps ce silence aussi assourdissant, ou bien que nous n’entendions que des prises de parole désespérément incapables d’échapper à l’ambiguïté ou à la demi-mesure. J’appelle donc les autorités musulmanes de France à réagir enfin.

Poison de cet événement

Attention toutefois, il s’agit de le faire vite, mais aussi de le faire bien, c’est-à-dire de façon décente. Car il est à l’inverse indécent d’entendre, ces derniers jours, des déclarations qui voudraient expliquer ce qui s’est passé en arguant de la situation intolérable faite par Israël aux habitants de la bande de Gaza, ou de tout ce que l’on peut reprocher à l’extrême droite israélienne nationaliste ou ultraorthodoxe.

Cela, parfaitement entendable en soi, n’est pas recevable aujourd’hui : il y a un temps pour chaque chose, une éthique du juste moment, et c’est cette temporalité qui doit être respectée. En de pareilles heures, il s’agit de condamner et de compatir, et non pas de relancer un débat ni de prétendre l’élargir, ce qui ne fait que noyer l’horreur dans le relativisme.

Vite, donc, une parole claire, forte, responsable et courageuse des représentants de la communauté musulmane de France ! Des intellectuels, des engagés, des citoyens de culture musulmane ! Cette parole est indispensable, requise, cruciale, tandis qu’à l’inverse demeurer dans le silence serait inexcusable.

Je m’insurge, aussi, contre ceux qui, en France et de par le monde, voudraient faire de cette barbarie une cause religieuse, en l’occurrence la cause de l’islam. Non ! Non, l’islam ne saurait être légitimement invoqué ici, et personne n’a le droit de se réclamer de l’islam pour commettre ou prétendre fonder en raison l’irrationalité de tels actes. Aucune sacralité n’exonère leurs auteurs du sacrilège qui est le leur, à l’encontre de la personne humaine, de l’humanité, et d’une religion − l’islam − qu’ils prétendent servir alors qu’ils l’assassinent.

Plus largement que l’islam, aucune autre « cause idéologique » ne peut justifier ces actes. La cause palestinienne, si défendable, nécessaire et cruciale qu’elle soit, ne peut pas être légitimement évoquée pour − pardon de l’horreur du mot face à l’horreur commise − « relativiser » la gravité de ces massacres qui sont des crimes contre l’humanité. A ce titre, c’est la conscience humaine mondiale qui doit être accablée par ces actes, et c’est hélas notre humanité tout entière qui est perdante ici, d’autant plus que le poison de cet événement commence à se répandre un peu partout sur la planète.

Fraternité républicaine

Déjà en France, en effet, nous venons d’être les témoins sidérés de son impact, avec l’assassinat abject du professeur d’Arras vendredi 13 octobre. Face à cela, j’appelle à l’union sacrée. Tout cela risque de faire beaucoup pour notre vivre-ensemble déjà trop fragilisé, voire pour notre paix civile. A cet égard, notre responsabilité collective est aussi immense qu’urgente. Ne nous laissons pas diviser !Nous devons empêcher de toutes nos forces que ne se déchaînent ici les rejets de l’autre, les replis sur soi, le racisme et l’antisémitisme, les haines et les violences qui nous gangrènent déjà et qui sont toujours plus invraisemblablement excités par telle radicalité religieuse ou tel extrémisme politique.

J’appelle tout particulièrement mes coreligionnaires musulmans à n’avoir − en ces temps dangereux et face un avenir aussi incertain − que des attitudes et des paroles de paix en toutes circonstances, exemplaires envers tous nos concitoyens. Et je les invite à manifester tout spécialement leur soutien à nos concitoyens juifs, si terriblement affectés par ce qui s’est passé, de la manière la plus active, claire, large, en descendant dans la rue avec eux, en allant à leur rencontre.

Une fois de plus, c’est notre fraternité républicaine qui est en jeu ! Il faut veiller à ce que cette énième mise à l’épreuve ne soit pas pour elle le coup de grâce. Face à ce risque, chacun doit identifier et assumer sa part propre de responsabilité.

Du côté politique, tous partis et toutes fonctions ensemble, c’est le moment de prononcer des discours d’une tout autre envergure. De rappeler publiquement nos fondamentaux éthiques à l’ensemble de la communauté nationale : à savoir que, quelles que soient l’origine, la couleur de peau, la conviction ou la croyance, toutes ses composantes sont membres de la fraternité républicaine. Ce qui veut dire que nous devons pouvoir compter les uns sur les autres, non seulement en termes de respect et de tolérance, mais aussi de solidarité et d’empathie en acte.

Déshumanisation du monde

Un événement comme celui-ci risque de faire entre nous tellement de dégâts supplémentaires − en termes de déchirements du corps social − que cette parole politique doit se faire entendre afin de réassurer la solidarité du peuple français. Cependant, là encore, quelle prise de parole, ces derniers jours, a été à la hauteur de cet enjeu, a su s’élever à une dimension supérieure, notamment en fixant le cap clair de ces fondamentaux ?

La même responsabilité républicaine est également celle des chefs des communautés culturelles ou religieuses. Mais elle est bien, plus globalement encore, celle de toutes celles et de tous ceux qui, dans notre société, occupent une position de responsabilité, du niveau national au niveau local : des médias aux différents encadrements d’institutions publiques et d’entreprises privées, des chefs d’établissement aux professeurs de l’enseignement public et privé.

Personne, face à un tel événement, ne saurait réclamer d’être « hors-sol », c’est-à-dire exonéré de sa responsabilité républicaine : chacune et chacun est sommé par la gravité de l’événement, et de ses conséquences possibles, à prendre la parole et à agir − au lieu de se dire frileusement « ce n’est pas ici le lieu », « ça ne fait pas partie de mes attributions », etc.

Nous ne pouvons pas faire comme si cet événement ne nous convoquait pas, personnellement et collectivement, alors qu’il doit nous engager au motif de notre humanité même. Car c’est ici la déshumanisation du monde qui est le péril, une nouvelle fois hélas, dans notre modernité ensauvagée.

Abdennour Bidar est philosophe et spécialiste de l’islam. Il s’intéresse tout particulièrement aux évolutions de la vie spirituelle dans le monde contemporain. Il est notamment l’auteur de« Les Cinq Piliers de l’islam et leur sens initiatique » (Albin Michel, 212 pages, 8,90 euros).

Abdennour Bidar (Philosophe spécialiste de l’islam)

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